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Aomamé
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Si l’on ne choisit pas sa façon de naître,
on peut choisir celle de mourir

 

CETTE NUIT PROCHE DE LA FIN JUILLET, le ciel longtemps couvert de lourds nuages s’était enfin éclairci, révélant distinctement les deux lunes. Aomamé contemplait la scène depuis le petit balcon de son appartement. Elle aurait eu envie de téléphoner sur-le-champ à quelqu’un et de lui dire : « Mets-toi à la fenêtre et lève la tête. Alors, il y a combien de lunes ? Moi, j’en vois clairement deux. Et toi ? »

Elle n’avait cependant personne à qui passer un tel coup de fil. Elle aurait pu appeler Ayumi, mais désormais elle ne cherchait plus à approfondir sa relation avec elle. Ayumi travaillait dans la police. Aomamé, d’ici peu, devrait encore assassiner un homme, changer de visage, changer de nom, aller vivre ailleurs. Son existence serait effacée. Elle ne reverrait plus Ayumi. Ne lui donnerait plus de nouvelles. Alors qu’elle venait tout juste de nouer ce lien amical, cela lui était pénible de devoir le rompre.

Elle rentra dans l’appartement, ferma la porte vitrée et mit en marche la climatisation. Elle tira les rideaux, faisant ainsi barrage entre les lunes et elle. Ces deux astres la perturbaient. Comme si, en déréglant subtilement l’équilibre gravitationnel de la Terre, ils allaient jusqu’à influer sur son propre corps. Ses règles n’avaient pas encore commencé, pourtant, elle se sentait bizarrement lourde et languissante. Sa peau était sèche, son pouls battait à un rythme peu naturel. Elle songea qu’elle devrait essayer de ne plus penser aux lunes. Même si elle était obligée.

Pour combattre sa mollesse, elle se mit à faire des étirements sur son tapis. Elle prit à partie chacun des muscles qui n’étaient quasiment jamais utilisés dans la vie courante et leur imposa un traitement sévère et systématique. Les muscles en question se plaignirent en silence, sa sueur dégoulina sur le sol. Elle avait inventé seule ce programme de stretching, qu’elle renouvelait chaque jour pour le rendre plus radical et plus opérant. Un entraînement qui lui était exclusivement réservé. Elle ne le faisait pas pratiquer dans ses classes du club de sport. Des personnes ordinaires n’auraient pas supporté une telle souffrance. La majorité des instructeurs aussi s’en plaignaient.

Pour le temps de ses exercices, elle mit le disque de la Sinfonietta de Janáček un enregistrement sous la direction de George Szell. Le morceau durait environ vingt-cinq minutes. Un temps suffisant pour que les muscles soient corrigés efficacement. Ni trop court ni trop long. Juste la bonne plage de temps. À la fin du morceau, quand le plateau s’immobilisa, que le bras revint automatiquement à sa position initiale, sa tête comme son corps en ressortirent lessivés, essorés, éreintés.

À présent, Aomamé connaissait par cœur la Sinfonietta, dans les moindres détails. Écouter cette musique tout en étirant ses muscles jusqu’à leurs plus extrêmes limites lui apportait une étrange paix. C’était elle-même qui torturait et elle qui subissait la torture. Elle qui exerçait de la coercition et elle qui la subissait. En allant au bout d’elle-même, elle en recevait le réconfort. Pour ce faire, la Sinfonietta de Janáček était un fond musical idéal.

 

Peu avant dix heures du soir, la sonnerie du téléphone retentit. Elle saisit le combiné et entendit la voix de Tamaru.

« Qu’avez-vous de prévu pour demain ? demanda-t-il.

— Mon travail se termine à six heures et demie.

— Ensuite, pourrez-vous venir ici ?

— Oui, c’est possible, répondit Aomamé.

— Parfait », dit Tamaru. Elle entendit le bruit de son stylo-bille qui griffonnait sur le planning.

« Et sinon, avez-vous un nouveau chien ? demanda Aomamé.

— Un chien ? Ah. Oui, un berger allemand, une femelle. Je ne connais pas encore très bien son caractère mais elle a reçu un bon entraînement de base et me semble docile. Elle est ici depuis une dizaine de jours, et dans l’ensemble, tout se passe bien. Les femmes sont rassurées.

— Tant mieux.

— Par ailleurs, elle se contente de la nourriture ordinaire des chiens. Aucun souci.

— Un berger allemand normal ne mange pas d’épinards.

— Bun était vraiment spéciale. Selon la saison, les épinards n’étaient pas toujours bon marché », soupira Tamaru avec une certaine nostalgie. Puis, après une pause de quelques secondes, il changea de sujet. « Aujourd’hui, la lune est belle. »

Aomamé grimaça légèrement vers le combiné. « Pourquoi est-ce que brusquement vous me parlez de la lune ?

— Eh bien, il peut m’arriver de parler de la lune.

— Bien sûr », dit Aomamé. Tu n’es pourtant pas du genre, au téléphone, à parler de la nature sans raison, songea-t-elle.

Tamaru resta silencieux un instant. « L’autre jour, c’est vous qui avez évoqué la lune, reprit-il. Vous vous souvenez ? Et depuis, cette question me trottait dans la tête. Donc, comme je viens juste de regarder le ciel, un ciel bien dégagé sans aucun nuage, j’ai vu la lune, qui était belle. »

Et alors, il y en avait combien ? faillit lui demander Aomamé. Mais elle garda la question pour elle. C’était trop dangereux. Peu auparavant, Tamaru lui avait révélé qu’il ne se souvenait même pas du visage de ses parents, qu’il avait été élevé comme un orphelin. Il avait évoqué sa nationalité. C’était la première fois que Tamaru se confiait aussi longuement. C’était un homme qui, par tempérament, ne parlait pas beaucoup de lui-même. Il aimait bien Aomamé, et, à sa manière, il lui faisait confiance. Mais c’était un professionnel, entraîné à aller au plus court pour atteindre ses objectifs. Mieux valait éviter les paroles inutiles.

« Après avoir terminé mon travail, je pourrai arriver chez vous vers sept heures, dit Aomamé.

— Très bien, répondit Tamaru. Vous aurez peut-être faim. Demain, c’est repos pour le cuisinier, nous n’aurons pas de vrai dîner, mais je préparerai des sandwiches.

— Merci, répondit Aomamé.

— Nous avons besoin de votre permis de conduire, de votre passeport et de votre carte d’assurance maladie. J’aimerais que vous les apportiez demain. Et puis j’aimerais un double des clefs de chez vous. Vous pourrez préparer tout cela ?

— Oui, je pense.

— Encore une chose. Concernant l’affaire de l’autre fois, j’aimerais que nous en parlions seul à seul. Quand vous aurez fini de régler les choses avec Madame, je voudrais que vous me consacriez un peu de temps.

— L’affaire de l’autre fois ? »

Tamaru garda le silence un instant. Un silence pesant comme un sac de sable. « À propos de quelque chose dont vous aviez besoin. Vous avez oublié ?

— Non, bien entendu, je me le rappelle », répondit en hâte Aomamé. Dans un coin de sa tête, elle pensait encore à la lune.

« Demain, sept heures », répéta Tamaru avant de raccrocher.

 

Au soir du lendemain, le nombre de lunes n’avait toujours pas changé. Son travail terminé, elle prit une douche rapide, et, lorsqu’elle quitta le club, elle vit que dans le ciel clair, vers l’est, deux lunes aux teintes pâles se tenaient côte à côte. Aomamé les contempla un moment en s’appuyant contre le parapet, sur le pont piétonnier qui enjambe l’avenue Gai-en nishi. Personne ne regardait le ciel en dehors d’elle. Les gens qui la dépassaient lui jetaient un œil intrigué en la voyant, immobilisée là, la tête levée. Ils semblaient n’avoir aucun intérêt pour le ciel ou pour la lune et se dirigeaient en hâte vers la station de métro. Alors qu’elle observait les lunes, Aomamé se mit à ressentir la même mollesse qu’elle avait éprouvée la veille. Elle se dit qu’il fallait vraiment qu’elle cesse de les fixer ainsi. Elles n’ont pas une bonne influence sur moi. Pourtant, songea-t-elle, j’ai beau m’efforcer de ne plus les voir, il m’est impossible de ne pas sentir leur regard sur ma peau. Si je ne les regarde pas, elles me regardent. Et elles savent ce que je vais faire.

 

La vieille femme et Aomamé buvaient du café fort et chaud, dans des tasses anciennes ornementées. La vieille femme versa un soupçon de lait dans sa tasse, le long de la bordure, et but son breuvage sans le remuer. Elle ne mit pas de sucre. Aomamé but son café noir comme toujours. Conformément à sa promesse, Tamaru leur avait apporté des sandwiches. Découpés en portions très petites, afin d’être dégustés en une bouchée. Aomamé en prit plusieurs. Ils étaient simples, composés de pain noir garni de concombre et de fromage, mais leur goût était subtil. Tamaru avait concocté une préparation sobre mais raffinée. Il s’était montré expert dans la façon de manier le couteau et avait réussi à ajuster tous les ingrédients à la bonne taille et à la bonne épaisseur. Il avait su selon quel ordre procéder. Grâce à ce seul savoir-faire, les saveurs en devenaient étonnamment délicates.

« Avez-vous fini de préparer vos bagages ? demanda la vieille femme.

— J’ai donné les vêtements et les livres dont je n’avais pas besoin. Les choses qu’il me faudra pour ma nouvelle vie, je les ai mises dans un sac que je peux emporter immédiatement. Il ne reste chez moi que les accessoires électriques dont je me sers pour l’instant, les ustensiles de cuisine, le lit et la literie, la vaisselle, et c’est à peu près tout.

— Nous nous débarrasserons comme il convient de tout ce qui reste. Il n’est pas indispensable que vous songiez à votre bail ou à toutes les autres formalités. Prenez seulement ce dont vous avez vraiment besoin et partez en laissant tout tel quel.

— Il vaudrait sans doute mieux que je dise quelques mots à mon travail. Si je disparais brusquement un jour, ce sera peut-être considéré comme suspect. »

La vieille femme posa doucement sa tasse de café sur la table. « Il n’est pas nécessaire non plus que vous pensiez à cela. »

Aomamé acquiesça en silence. Elle prit un autre sandwich, but son café.

« Par ailleurs, avez-vous de l’argent à la banque ? demanda la vieille femme.

— Je dois avoir environ six cent mille yens sur mon compte courant. Et puis j’ai aussi deux millions de yens sur un compte à terme. »

La vieille femme réfléchit soigneusement à ces sommes. « Pour l’argent sur votre compte courant, vous pouvez retirer en plusieurs fois jusqu’à quatre cent mille yens sans inconvénient. Pour le compte à terme, mieux vaut ne pas y toucher. Il n’est pas souhaitable de le liquider brusquement tout de suite. Peut-être vont-ils faire des vérifications sur votre vie privée. Multiplions les précautions. Ensuite, je couvrirai moi-même ces pertes. Et sinon, possédez-vous d’autres avoirs ?

— J’ai mis ce que vous m’avez donné, tel quel, dans un coffre à la banque.

— Retirez tout le liquide de votre coffre. Mais ne le laissez pas chez vous. Réfléchissez à un endroit sûr et approprié.

— C’est entendu.

— Voilà tout ce que je voulais voir avec vous pour le moment. Pour la suite, comportez-vous comme à votre habitude. Ne changez rien à votre style de vie, ne faites rien qui pourrait attirer l’attention. Ne parlez pas au téléphone de la grosse affaire qui s’annonce. »

Après ces quelques recommandations, la vieille femme s’enfonça profondément dans son fauteuil, comme si elle avait épuisé toute son énergie.

« Le jour est-il fixé ? demanda Aomamé.

— Malheureusement, nous ne le connaissons pas encore, répondit la vieille femme. Nous attendons qu’ils nous contactent. Leur emploi du temps ne sera clairement fixé qu’au tout dernier moment. Cela se fera peut-être dans une semaine. Ou peut-être dans un mois. Le lieu non plus n’est pas déterminé. Ce n’est sans doute pas confortable mais je vous demande de vous tenir prête.

— Cela m’est égal d’attendre, dit Aomamé. J’aimerais juste savoir comment me préparer à cette situation ?

— Vous allez pratiquer des étirements musculaires à cet homme, dit la vieille femme. Comme vous le faites d’habitude. Il a certains problèmes. Qui ne sont pas vitaux, mais qui, d’après nos sources, lui causent des difficultés assez importantes. Pour résoudre ses “problèmes”, il a suivi jusqu’à présent toutes sortes de traitements. Outre les soins médicaux classiques, il a bénéficié de thérapies variées, du shiatsu, de l’acupuncture, des massages, etc. Mais il semble que rien n’ait vraiment été efficace. Cet individu qu’ils appellent “leader” a donc un seul et unique point faible : ses “problèmes” physiques. Ce qui nous ouvre une brèche. »

Derrière la vieille femme, les rideaux masquaient la fenêtre. Les lunes étaient invisibles. Mais Aomamé ressentait sur sa peau leur regard froid. On aurait dit que le silence qu’elles avaient tramé ensemble s’était subrepticement introduit dans la pièce.

« Nous avons maintenant un espion au sein de la secte. Par son intermédiaire, nous leur avons fait savoir que vous étiez une experte hors pair en étirements musculaires. Ce n’était pas très difficile. Parce que vous l’êtes vraiment. Ils se sont montrés extrêmement intéressés à votre égard. Au tout début, ils voulaient vous faire venir chez eux, dans leur secte, à Yamanashi. Mais en raison de votre travail, il vous était impossible de quitter Tokyo. C’est ce que nous leur avons fait croire. De toute façon, l’homme se rend à Tokyo une fois par mois environ pour affaires. Il loge dans un hôtel central de façon à ne pas attirer l’attention. Dans la chambre de cet hôtel, il devra recevoir vos étirements musculaires. Et là, vous n’aurez plus qu’à procéder comme vous le faites toujours. »

Aomamé visualisa la scène mentalement. Une chambre d’hôtel. L’homme est allongé sur un matelas de yoga, Aomamé lui pratique des étirements. Elle ne voit pas son visage. La nuque de l’homme couché sur le ventre s’offre à elle sans défense. Elle tend la main et sort de son sac son pic à glace.

« Nous serons seuls dans la chambre, n’est-ce pas ? » demanda Aomamé.

La vieille femme acquiesça. « Il semble qu’à l’intérieur de la secte, les gens ne soient pas au courant des problèmes physiques du leader. Il ne devrait donc pas y avoir de témoins à cette scène. Vous serez tous les deux seuls.

— Mon nom et mon lieu de travail, ils les connaissent déjà ?

— Oui, et ils sont extrêmement prudents. Apparemment, ils ont soigneusement enquêté sur votre back-ground au préalable. Mais cela ne devrait pas poser de problèmes. Ils nous ont fait savoir seulement hier qu’ils souhaitaient que vous vous rendiez là où il séjournera. Ils nous informeront ensuite du lieu et de l’heure qui auront été choisis.

— Mes visites chez vous ne risquent-elles pas de leur donner des soupçons sur nos liens ?

— Je suis membre du club où vous travaillez et je vous reçois chez moi simplement pour un entraînement individuel. Il n’y a pas de raison qu’ils pensent que nous ayons d’autres liens. »

Aomamé acquiesça.

La vieille femme poursuivit : « Lorsque ce soi-disant leader se déplace en dehors de la secte, il est toujours accompagné par deux gardes du corps. L’un et l’autre sont des fidèles, et pratiquent le karaté à un grade élevé. Nous ignorons s’ils sont armés ou pas, mais leurs bras valent des armes. Ils s’entraînent dur chaque jour. À ce que dit Tamaru néanmoins, en fin de compte, ils ne seraient que des amateurs.

— Pas comme M. Tamaru.

— Pas comme Tamaru. Tamaru a fait partie des commandos des forces d’autodéfense. Quand il doit accomplir un objectif, il est habitué à le réaliser sans une seconde d’hésitation. Il ne tergiverse pas, quel que soit l’adversaire. L’amateur hésite. Surtout s’il a en face de lui une jeune femme. »

La vieille femme poussa un profond soupir en laissant aller sa tête en arrière, contre le dossier du fauteuil. Puis elle se redressa et regarda Aomamé droit dans les yeux.

« Pendant que vous prodiguerez vos soins au leader, ses deux gardes du corps devraient attendre dans une autre chambre de l’hôtel. Et vous serez seule avec le leader pendant à peu près une heure. Voilà comment la situation se présente pour l’instant. Néanmoins, personne ne sait ce qui peut réellement arriver sur place. Les choses sont extrêmement mouvantes. Le leader cherche à n’annoncer qu’au tout dernier moment ses projets.

— Quel âge a-t-il ?

— Environ cinquante-cinq ans, et nous avons appris que c’était un homme de très grande taille. Malheureusement nous ne savons rien d’autre à son sujet. »

 

Tamaru l’attendait dans l’entrée. Aomamé lui donna le double de ses clefs, son permis de conduire, son passeport et sa carte d’assurance maladie. Il se retira dans le fond de la maison pour photocopier ces documents. Après avoir vérifié qu’il avait fait toutes les copies nécessaires, il rendit les originaux à Aomamé. Puis il la conduisit dans son propre bureau, à côté de l’entrée. C’était une petite pièce carrée, sans aucune décoration. Avec une modeste fenêtre ouverte donnant sur le jardin. Le climatiseur mural ronronnait faiblement. Tamaru fit asseoir Aomamé sur une petite chaise en bois et lui s’installa devant son bureau. Quatre écrans s’alignaient sur le mur. La caméra pouvait changer d’angle d’observation, en cas de nécessité. Le même nombre de magnétoscopes enregistraient les images. Sur les écrans, on voyait le paysage au-delà de la palissade. Sur le premier écran à droite, on distinguait l’entrée de la safe house. On apercevait le nouveau chien. Étendu à plat ventre, il paraissait se reposer. Il était un peu plus petit que le précédent.

« La mort du chien n’a pas été enregistrée, dit Tamaru en devançant la question d’Aomamé. À ce moment-là, le chien n’était pas attaché. Comme il ne pouvait pas se détacher tout seul, c’est probablement quelqu’un qui l’a fait.

— Quelqu’un qui se serait approché de lui sans qu’il aboie ?

— Sans doute.

— Bizarre. »

Tamaru hocha la tête en signe d’acquiescement. Mais il n’exprima rien. Sans doute de son côté avait-il ressassé jusqu’au dégoût cette éventualité. À présent, il n’avait rien de plus à expliquer.

Tamaru ouvrit le tiroir d’un meuble de rangement placé à côté de lui et en sortit un sac en plastique noir. À l’intérieur se trouvait une serviette de toilette d’un bleu passé. Il la déplia et apparut alors un objet métallique qui jeta des reflets noirs. C’était un petit pistolet automatique. Tamaru le tendit à Aomamé sans un mot. Aomamé le prit également sans prononcer une parole. Elle le soupesa dans la main. Il était bien plus léger qu’il ne le paraissait. Un objet aussi léger capable pourtant d’apporter la mort à un homme.

« Pour le moment, vous avez commis deux grosses erreurs. Vous voyez de quoi je parle ? » dit Tamaru.

Aomamé tenta de repenser aux gestes qu’elle venait d’exécuter. Elle ne comprenait pas ce qu’elle avait fait de travers. Elle s’était contentée de prendre le pistolet qu’il lui avait tendu. « Je ne sais pas », répondit-elle.

Tamaru reprit : « La première chose, c’est que lorsque je vous ai présenté le pistolet, vous n’avez pas vérifié s’il était chargé, et si tel était le cas, si le cran de sûreté était mis ou non. La deuxième, c’est qu’une fois que vous l’avez eu en main, vous avez dirigé le canon dans ma direction, même si ce n’était que durant quelques secondes. Ce sont deux fautes absolument rédhibitoires. Ensuite, mieux vaut ne pas mettre votre doigt sur la détente tant que vous ne voulez pas tirer.

— C’est entendu. Je ferai attention dorénavant.

— En dehors d’un cas d’urgence, quand on manipule un pistolet, qu’on vous le livre ou qu’on le transporte, il est fondamental qu’il ne soit pas chargé. Et encore plus si vous voyez un pistolet, il est fondamental que vous le manipuliez comme s’il était chargé. Jusqu’à ce que vous soyez sûre qu’il ne l’est pas. Un pistolet est conçu dans le but de blesser et de tuer quelqu’un. Vous ne vous en soucierez jamais trop. Certains pourront rire de moi, estimer que je suis trop prudent. Mais il arrive sans cesse des accidents stupides, et souvent les victimes sont comme par hasard celles qui se moquent des gens trop prudents. »

Tamaru sortit de la poche de sa veste un sachet en polyester. Il contenait sept balles neuves. Tamaru les posa sur la table. « Comme vous le voyez, pour l’instant, ces balles n’ont pas été mises dans le pistolet. Le chargeur est installé, mais il est vide à l’intérieur. Il n’y a pas de cartouche dans la chambre. »

Aomamé acquiesça.

« Ceci est un cadeau que je vous fais à titre personnel. Simplement, si vous ne les utilisez pas, j’aimerais que vous me les rendiez.

— Bien sûr, répondit Aomamé d’une voix sèche. Cependant, vous avez dépensé de l’argent pour vous les procurer ?

— Ne vous en faites pas pour ça, répondit Tamaru. Vous avez d’autres sujets de préoccupation. Parlons-en justement. Avez-vous déjà tiré ? »

Aomamé secoua la tête. « Pas une seule fois.

— En principe, un revolver est plus facile à utiliser qu’un automatique. En particulier pour un profane. Le mécanisme est simple, les manipulations faciles à mémoriser, il y a peu de risques de se tromper. Mais les bons revolvers, qui possèdent un certain niveau de performance, sont volumineux et ne sont pas pratiques à transporter. Donc, j’ai pensé qu’un automatique était préférable. C’est un Heckler & Koch HK4. De fabrication allemande, et qui pèse à vide 480 grammes. Il est petit et léger mais la puissance des calibres 9 mm courts est redoutable. Et le recul est faible. On ne peut pas en attendre une précision de tir à longue distance mais il convient bien pour l’objectif que vous vous êtes fixé. Heckler & Koch est une entreprise d’armes qui a été fondée après la guerre mais ce HK4 a pour base un modèle réputé, à savoir le Mauser HSc, utilisé déjà avant guerre. Il a été fabriqué à partir de 1968 sans interruption et aujourd’hui encore, c’est un produit en service. Il est donc fiable. Celui-ci n’est pas neuf mais celui qui s’en servait semblait s’y connaître et en avoir bien pris soin. Un pistolet, c’est comme une voiture, on peut davantage se fier à des modèles d’occasion mais de bonne qualité qu’à des articles tout à fait neufs. »

Tamaru reprit l’arme à Aomamé et lui en expliqua le maniement. Comment mettre en place le cran de sûreté et comment l’ôter. Comment enlever le chargeur après en avoir défait l’arrêtoir puis comment en introduire un nouveau.

« Lorsque vous enlevez le chargeur, il faut absolument laisser en place le dispositif de sûreté. Si vous enlevez le chargeur alors que l’arrêtoir est défait, vous tirez la culasse vers l’arrière et vous libérez les balles qui se trouvent dans la chambre. Pour l’instant, comme il n’y en a pas, il ne peut rien se passer. Bon, ensuite, une fois que la culasse est ouverte, vous appuyez sur la détente, comme ça. La culasse se ferme. À ce moment-là, le chien est armé. Quand vous appuyez encore une fois sur la détente, le chien s’abaisse. Et le nouveau chargeur est introduit. »

Tamaru accomplit cette série de mouvements rapidement, d’une main experte. Puis il recommença, lentement cette fois, tout en vérifiant chaque action l’une après l’autre. Aomamé ne le quittait pas des yeux.

« Essayez. »

Aomamé enleva le chargeur précautionneusement, tira la culasse, vida la chambre, abaissa le chien, et réintroduisit le chargeur.

« Très bien », dit Tamaru. Il reprit le pistolet, enleva le chargeur, y glissa prudemment les sept balles, et arma le pistolet qui eut alors un claquement bruyant. La culasse tirée, les balles furent poussées dans la chambre. Il abattit alors le levier situé sur la gauche du pistolet et actionna le cran de sûreté.

« Vous allez essayer la même chose qu’il y a un instant. Cette fois, il est chargé à balles réelles. La chambre est prête à tirer une balle. La sûreté est mise mais il ne faut toujours pas diriger le canon vers quelqu’un », dit Tamaru.

Aomamé prit le pistolet chargé et perçut la différence de poids. Il n’était plus aussi léger. À coup sûr, on y sentait la mort. C’était un instrument de précision, conçu pour tuer. Ses aisselles étaient mouillées de sueur.

Aomamé vérifia encore une fois que la sûreté du pistolet était en place, elle ôta l’arrêtoir et enleva le chargeur, qu’elle posa sur la table. Puis elle tira la culasse et fit sortir les balles de la chambre. Celles-ci tombèrent sur le sol en bois en crépitant. Elle appuya sur la détente et la culasse se ferma, elle appuya une deuxième fois et le chien se retrouva armé. Alors, d’une main tremblante, elle ramassa les balles de calibre 9 mm tombées à ses pieds. Elle avait soif, et elle sentait des picotements douloureux en respirant.

« Ce n’est pas mal pour un début, fit Tamaru en remettant dans le chargeur les balles de 9 mm. Mais il faut encore vous entraîner sérieusement. Votre main tremble. Vous devez répéter encore et encore, chaque jour, l’opération consistant à enlever et à remettre le chargeur, et éprouver physiquement la sensation de ce pistolet. Jusqu’à ce que vous puissiez opérer aussi vite que moi, comme je vous l’ai montré tout à l’heure, de manière automatique. Qu’il n’y ait pas de problèmes à le faire même dans l’obscurité. Il ne devrait pas être nécessaire de changer de chargeur en cours de route dans votre cas, mais ce geste-là, pour ceux qui manient un pistolet, c’est la base fondamentale. Souvenez-vous-en bien.

— Ne faudrait-il pas que je fasse des exercices de tir ?

— Vous n’avez pas l’intention de tirer sur quelqu’un. Seulement sur vous. N’est-ce pas ? »

Aomamé opina.

« Par conséquent, pas besoin de vous exercer à tirer. Il vous suffit de bien vous souvenir de la façon de mettre les balles, d’ôter la sûreté, de sentir le poids de la détente, et voilà. Vous aviez l’intention d’aller vous entraîner à tirer quelque part ? »

Aomamé secoua la tête. Elle n’avait réfléchi à aucun lieu de ce genre.

« Néanmoins, même pour tirer sur vous, vous avez l’intention de le faire de quelle façon ? Montrez-moi un peu comment vous comptez vous y prendre. »

Tamaru remit le chargeur armé dans le pistolet, et après avoir vérifié que la sûreté était bien mise, il le tendit à Aomamé. « La sûreté est mise », dit Tamaru.

Aomamé appuya le canon sur sa tempe. Elle éprouva la froideur du métal. Tamaru la regarda et secoua lentement la tête de côté, à plusieurs reprises.

« Je ne veux pas vous froisser, mais renoncez à viser la tempe. Il est beaucoup plus difficile qu’on ne l’imagine d’atteindre le cerveau depuis la tempe. En général, la main tremble, et du fait de ce tremblement, la trajectoire dévie à cause du recul. Les os du crâne sont brisés, certes, mais, bien souvent, on ne meurt pas. Je suppose que ce n’est pas ce que vous avez envie d’expérimenter ? »

Aomamé hocha la tête en silence.

« Après la fin de la guerre, juste avant d’être arrêté par l’armée américaine, le général Hideki Tôjô a voulu viser son cœur, il a pressé sur la détente, mais la balle a dévié et s’est logée dans le ventre. Il n’est pas mort. C’était un militaire de carrière – certes, ignoble –, au sommet de la hiérarchie, et pourtant il n’a pas réussi à se suicider proprement avec son pistolet. Tôjô a été immédiatement transporté à l’hôpital, il a été remis sur pied grâce aux soins dévoués des médecins américains, et à l’issue d’un nouveau jugement, il a été pendu. Une manière atroce de mourir. La mort est toujours un moment décisif pour un homme. Si l’on ne choisit pas sa façon de naître, on peut choisir celle de mourir. »

Aomamé se mordit les lèvres.

« La manière la plus sûre, c’est d’introduire le canon dans la bouche, et de tirer de bas en haut, en direction du cerveau. Comme cela. »

Tamaru reprit le pistolet et lui fit une démonstration. Elle savait que la sûreté était en place, pourtant, la vision de cette scène la rendit nerveuse. Elle avait la sensation d’étouffer, comme si quelque chose lui obstruait la gorge.

« Et même ainsi, cela ne veut pas dire que le résultat est garanti à cent pour cent. Je connais quelqu’un qui n’en est pas mort, et qui a dû vivre après des choses abominables. On était ensemble dans les forces d’autodéfense. Il s’est mis le canon de sa carabine dans la bouche, a attaché une cuillère à la détente et il l’a actionnée avec ses deux gros orteils. Peut-être le canon a-t-il un peu dévié. Il n’est pas vraiment mort et il s’est retrouvé à l’état de légume. Et il a dû vivre ainsi pendant dix ans. S’ôter la vie, pour un homme, ce n’est pas si facile. Au cinéma, c’est différent, tout le monde se suicide comme dans un jeu. Et la mort vous arrive, paf, sans la moindre souffrance. Mais, dans la réalité, vous n’êtes pas mort, vous êtes couché dans un lit, et votre urine et tout le reste vous coulent dessus pendant dix ans. »

Aomamé acquiesça en silence.

Tamaru ôta les balles du pistolet puis du chargeur et les rangea dans le sachet en polyester. Puis il les tendit séparément à Aomamé.

« Les balles ne sont pas chargées. »

Aomamé prit le tout en hochant la tête.

Tamaru reprit. « Pensez-y bien. Il serait plus sage de songer à survivre. Et aussi plus réaliste. Tel est mon conseil.

— D’accord », répondit Aomamé d’une voix sèche. Puis elle enveloppa dans une écharpe le Heckler & Koch HK4 comme si c’était une machine-outil rustique et le déposa au fond de son sac. Elle rangea aussi le sachet contenant les balles dans un des compartiments. Le sac se retrouva plus lourd d’environ cinq cents grammes sans pour autant être déformé. C’était un petit pistolet compact.

« Les amateurs ne devraient pas se servir de ce genre de chose, dit Tamaru. Selon mon expérience, ils n’y gagneront rien de bon. Mais vous, vous saurez sans doute vous en tirer. Nous nous ressemblons tous les deux. En cas de besoin, vous saurez donner la priorité aux règles sur vous-même.

— Probablement parce que je n’ai pas vraiment de moi. »

Tamaru ne répondit rien à cela.

« Vous vous êtes engagé dans les forces d’autodéfense ? demanda Aomamé.

— Ah, j’étais dans le commando le plus éprouvant. On nous a fait manger des rats, des serpents et des sauterelles. Ce n’était pas immangeable mais pas franchement bon.

— Et après, qu’est-ce que vous avez fait ?

— Plein de choses. De la sécurité, surtout comme garde du corps. Également ce qui se rapprocherait d’un travail de gros bras. Je ne suis pas tellement fait pour jouer en équipe, je préfère évoluer en solo. Pendant une courte période, j’ai aussi tâté des activités du monde de la nuit. Et là, j’ai assisté à toutes sortes de choses. Des trucs étonnants qu’un homme normal ne devrait pas voir de toute sa vie. Mais je ne suis jamais tombé dans des situations moches. J’ai toujours fait attention à ne pas dépasser les limites. Je suis d’un tempérament extrêmement prudent, et les yakuzas, je n’aime pas. Aussi, comme je vous l’ai déjà dit, mon CV est clean. Et puis après, je suis venu ici. » Tamaru montra directement le sol à ses pieds. « Ma vie depuis s’est bien stabilisée. Non pas que j’aie vécu en recherchant uniquement une vie stable mais à présent que je l’ai, je n’ai pas envie de la perdre. Ce n’est pas facile, vous comprenez, de trouver un travail qui vous plaise.

— Bien sûr, répondit Aomamé. Mais vous êtes sûr que vous ne voulez pas d’argent ? »

Tamaru secoua la tête. « Je n’ai pas besoin d’argent. Ce n’est pas tellement l’argent qui fait marcher le monde. C’est plutôt l’échange de bons offices. Mais moi, comme je n’aime pas recourir aux autres, je préfère offrir.

— Merci, dit Aomamé.

— Si par hasard la police vous demandait avec insistance la provenance de ce pistolet, j’aimerais que vous ne donniez pas mon nom. Si les flics venaient ici, de mon côté, bien sûr, je nierais tout et ils n’obtiendraient rien, même s’ils me frappaient. Mais si Madame était impliquée, je perdrais ma situation.

— Bien entendu, je ne donnerai pas votre nom. »

Tamaru sortit de sa poche une feuille de papier pliée et la tendit à Aomamé. Le nom d’un homme était écrit dessus.

« Le 4 juillet, près de la gare de Sendagaya, dans le café Renoir, vous avez reçu de cet homme ce pistolet et les sept balles pour lesquels vous avez payé cinq cent mille yens, en liquide. L’homme avait entendu dire que vous cherchiez un pistolet, il vous a contactée. S’il était interrogé par la police, il avouerait tout sans problème. Et il ferait quelques années de prison. Il ne serait pas indispensable que vous donniez davantage de détails. Du moment que la provenance de l’arme serait établie, l’honneur de la police serait sauf. Vous aussi vous seriez condamnée à un peu de prison pour violation à la loi interdisant de posséder des armes à feu ou des armes blanches. »

Aomamé mémorisa le nom puis rendit la feuille à Tamaru. Celui-ci la déchira en petits morceaux qu’il jeta dans la corbeille à papier.

Tamaru reprit : « Comme je vous l’ai dit plus tôt, je suis un homme prudent. Il m’arrive exceptionnellement d’avoir confiance en quelqu’un, et néanmoins, je ne m’y fie pas totalement. Je ne laisse jamais les choses se faire naturellement. Ce que je préférerais, c’est que ce pistolet me soit rendu sans qu’il ait servi. Ainsi, personne n’aurait d’ennuis. Personne ne mourrait, personne ne serait blessé, personne n’irait en prison. »

Aomamé hocha la tête. « En somme, à l’opposé de ce que déclare Tchekhov.

— Exactement. Tchekhov était un grand écrivain, mais naturellement, son point de vue n’est pas le seul valable. Les armes qui apparaissent au cours d’un récit ne font pas toutes feu », dit Tamaru. Puis son visage se crispa légèrement. Comme si une idée lui revenait à l’esprit. « Ah, j’allais oublier quelque chose d’important. Il faut que je vous donne un bipeur. »

Il sortit un petit appareil du tiroir et le posa sur le bureau. On pouvait le fixer par une pince métallique à la ceinture ou à son vêtement. Tamaru souleva le combiné de son téléphone, exerça trois brèves pressions sur un bouton. Il y eut trois sonneries et le bipeur émit un signal électrique ininterrompu. Après l’avoir réglé sur le volume le plus élevé, Tamaru l’éteignit, le son s’arrêta. Il amenuisa les yeux, vérifiant que l’écran affichait le numéro de téléphone de l’appel, puis il tendit le bipeur à Aomamé. « Gardez-le sur vous autant que possible, dit-il. Ou au moins, pas trop loin de vous. Quand il sonnera, cela voudra dire qu’il y a un message de ma part. Un message important. Je ne vous contacterai pas pour vous dire bonjour. À ce moment-là, il faudra que vous m’appeliez tout de suite au numéro affiché. Obligatoirement depuis une cabine publique. Et puis, encore autre chose. Ce serait bien que vous déposiez vos bagages à la consigne de la gare de Shinjuku.

— La gare de Shinjuku, répéta Aomamé.

— Il va sans dire qu’il est préférable que vous voyagiez léger.

— Bien entendu », répondit Aomamé.

 

Une fois rentrée chez elle, Aomamé ferma soigneusement les rideaux et sortit de son sac le Heckler & Koch HK4 et les balles. Puis elle s’assit devant sa table et s’entraîna à remplir et vider le chargeur. À chaque fois, sa vitesse d’exécution augmentait. Quand elle eut trouvé le bon rythme de mouvements, sa main ne trembla plus. À la fin, elle enveloppa le pistolet dans un vieux tee-shirt et le cacha dans une boîte à chaussures, qu’elle enfouit au fond de son placard. Le sac en polyester contenant les balles, elle le mit dans la poche intérieure de son imperméable suspendu à un cintre. Elle avait terriblement soif. Elle sortit du thé d’orge glacé du réfrigérateur et en but trois verres. Les muscles de ses épaules s’étaient raidis, l’odeur de sa sueur, aux aisselles, n’était pas la même que d’habitude. Elle prenait conscience que le seul fait de posséder un pistolet lui faisait considérer le monde un peu autrement. Se juxtaposaient dans son atmosphère environnante des nuances inhabituelles et étranges.

Elle se déshabilla et se débarrassa de l’odeur désagréable de sa sueur avec une douche chaude.

Toutes les armes ne font pas feu, se répétait-elle sous l’eau brûlante. Un pistolet n’est rien de plus qu’un instrument. Et moi je ne vis pas dans le monde de la fiction. Mais dans le monde réel, plein de déchirures, de contradictions, de déceptions.

 

Deux semaines s’écoulèrent ensuite sans événement particulier. Aomamé allait travailler comme d’habitude à son club de sport, elle donnait ses cours d’arts martiaux et de stretching. Elle ne devait pas modifier la façon dont elle remplissait ses journées. Elle respectait aussi fidèlement que possible les consignes de la vieille femme. Une fois rentrée chez elle, une fois qu’elle avait terminé son dîner solitaire, elle tirait soigneusement les rideaux de la fenêtre, s’installait à la table de la cuisine et s’entraînait toute seule au maniement du HK4. Son poids, sa solidité, l’odeur de l’huile de graissage, sa nature violente et son mutisme, tout cela devenait progressivement une part de son propre corps.

Elle s’entraînait aussi à manier le pistolet en se bandant les yeux avec une écharpe. Elle devait pouvoir installer rapidement le chargeur à l’aveugle, ôter la sûreté, tirer la culasse. Chacune de ces actions produisait un bref clic-clac rythmé qui résonnait agréablement à ses oreilles. Dans l’obscurité totale, elle finissait par ne plus distinguer la différence entre le son que faisait réellement l’instrument qu’elle tenait à la main et sa sensation auditive. La frontière entre sa propre existence et les gestes qu’elle accomplissait s’amenuisait progressivement, et bientôt se dissolvait.

Une fois par jour, elle se mettait face à son miroir dans le cabinet de toilette, et introduisait dans la bouche le canon du pistolet chargé. Tout en éprouvant sa dureté métallique à la pointe de ses dents, elle visualisait mentalement son doigt appuyant sur la détente. Un simple geste, et sa vie s’achèverait. L’instant d’après, elle aurait disparu de ce monde. Elle se le répétait face au miroir. Les points essentiels sur lesquels elle devait porter son attention. Que sa main ne tremble pas. Que le recul soit contrôlé. Qu’elle n’ait pas peur. Et surtout qu’elle n’hésite pas.

Si je me décidais, songea Aomamé, je pourrais le faire là, tout de suite. Il me suffirait de rétracter mon doigt d’à peine un centimètre. Facile. Allez, je le fais vraiment, se dit-elle. Mais elle changea d’avis et sortit le pistolet de sa bouche, releva le chien, remit la sûreté et posa le pistolet sur la tablette du cabinet de toilette. Entre le tube de dentifrice et la brosse à cheveux. Non, c’est encore trop tôt. Avant, j’ai quelque chose à accomplir.

 

Elle portait toujours le bipeur à la ceinture, comme le lui avait dit Tamaru. Quand elle dormait, elle le posait à côté de son réveil. Ainsi, elle serait prête à réagir au moindre signal. Mais il ne sonnait pas. Une semaine de plus s’écoula.

Le pistolet dans sa boîte à chaussures, les sept balles dans la poche de son imperméable, le bipeur éternellement silencieux, le pic à glace spécial, avec son aiguille effilée et mortelle, ses affaires entassées dans son sac de voyage. Dans l’attente du nouveau visage qu’elle aurait, d’une nouvelle vie. Ses liasses d’argent liquide déposées à la consigne de la gare de Shinjuku. C’est dans cette atmosphère qu’Aomamé passa ces jours de plein été. Les vacances d’été commençaient vraiment, de nombreux magasins baissaient leurs rideaux de fer, les rues se dépeuplaient. Le nombre de voitures diminuait, le calme et le silence faisaient leur retour dans la ville. Parfois elle en arrivait à ne plus savoir où elle se trouvait. Elle s’interrogeait : est-ce la vraie réalité ? Mais si ce n’était pas le cas, où donc aurait-elle dû la rechercher ? Il ne lui restait qu’à admettre cette situation comme réelle, provisoirement, et à la surmonter le mieux possible.

Je n’ai pas peur de mourir, vérifiait encore une fois Aomamé. Ce qui me fait peur, c’est d’être devancée par la réalité. D’être abandonnée par la réalité.

Ses préparatifs étaient achevés. Mentalement, elle était prête aussi. Dès que Tamaru la contacterait, elle pourrait quitter son appartement à la seconde. Mais elle n’était pas contactée. Sur le calendrier, les dates se rapprochaient de la fin août. Encore un peu et ce serait le terme de l’été, et dehors, les cigales lanceraient leur dernier chant.

Comment se fait-il qu’un mois se soit achevé si vite alors que chaque jour paraît si long ?

 

En rentrant du club de sport, Aomamé ôta ses vêtements humides de sueur, les déposa dans le panier de linge sale, enfila un débardeur et un short. Au cours de l’après-midi, il y avait eu une violente averse. Le ciel s’était totalement assombri, des gouttes de pluie de la taille de petits cailloux avaient frappé le sol en crépitant, le tonnerre avait grondé violemment. Après l’averse, les rues s’étaient retrouvées inondées. Le soleil revenu, il avait fait son possible pour faire évaporer toute cette eau, et la ville avait été envahie de vapeurs, comme des brumes estivales. Les nuages étaient réapparus au crépuscule, le ciel avait de nouveau été recouvert d’un voile épais. La lune était invisible.

Aomamé éprouva le besoin de se reposer avant de préparer son dîner. Elle but un verre de thé d’orge glacé, et tout en grignotant des haricots de soja cuits, elle s’assit à la table de la cuisine et ouvrit le journal du soir. Elle parcourut la première page et tourna les suivantes dans l’ordre. Rien n’attirait son attention. Un journal du soir habituel. Mais, arrivée à la rubrique des faits divers, brusquement, une photo lui sauta aux yeux. Ayumi. Aomamé grimaça, le souffle coupé.

Ce n’est pas vrai, pensa-t-elle d’abord. Je dois confondre avec quelqu’un qui lui ressemble. Pourquoi y aurait-il une photo d’Ayumi dans le journal, et en si gros ? Mais en regardant de plus près, elle vit que c’était bien elle. C’était bien le visage de la jeune policière, la partenaire de ses modestes orgies sexuelles. Sur la photo, Ayumi souriait. Un sourire forcé, artificiel. La véritable Ayumi souriait à pleines dents, avec bien plus de naturel. Cette photo devait probablement figurer dans un album officiel. Des circonstances particulières avaient sans doute forcé la jeune femme à prendre cette pose maladroite.

Aomamé aurait aimé ne pas lire l’article. Étant donné le gros titre à côté de la photo, elle pressentait la suite. Mais elle ne pouvait pas l’éviter. C’était la réalité. Il lui était impossible de l’esquiver. Aomamé prit une grande respiration et lut le texte.

Mlle Ayumi Nakano, vingt-six ans. Célibataire. Résidant à Tokyo, arrondissement de Shinjuku.

La jeune femme a été tuée, étranglée avec la ceinture d’un peignoir, dans une chambre d’un hôtel de Shibuya. Complètement nue. Ses mains étaient menottées, solidement fixées à la tête du lit. Un de ses vêtements était enfoncé dans la bouche. Un employé de l’hôtel venu contrôler la chambre vers midi a découvert le corps. La nuit précédente, peu avant onze heures, la jeune femme était entrée dans la chambre en compagnie d’un homme, lequel était parti seul au petit matin. La chambre avait été réglée par avance. Ce genre d’événement n’est pas rare dans une grande métropole. Toutes sortes de gens peuplent les grandes villes, provoquant des accès de fièvre, qui prennent parfois des formes violentes. Les journaux regorgent de ce type d’affaires. Mais dans celle-ci, figurait un élément peu banal. La victime était une policière qui travaillait pour la police métropolitaine et les menottes qui avaient été utilisées pour un jeu sexuel étaient ses outils de service. Ce n’étaient pas des accessoires de pacotille achetés dans un sex-shop. C’était évidemment le genre de nouvelle qui retiendrait l’attention du public.

Juillet à Septembre
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